Harmonies colorées,

courbes, volutes

ondulations

Ligne courbe, ligne de vie !

« Cette couleur qui nous affole », disait Pierre Bonnard. Mais que dire alors de ces courbes qui nous affolent, ces lignes serpentines qui traversent l'histoire de l'art comme un souffle vital, opposant à la rigidité de la droite l'ondulation même de la vie ?

La courbe contre la droite : l'éternel combat entre ordre et mouvement

La ligne droite incarne l’immobilisme, la rigidité, l’uniformité, l’équilibre absolu. La ligne droite, c’est le tracé plat de l’électro-encéphalogramme, la disparition des différences de potentiels,…la mort. La ligne droite évoque aussi l’autorité géométrique, l’intransigeance..

Face à elle, la courbe est signe de vie. Elle naît de différences de potentiels. C’est une rebelle qui ondule, se plie, se contorsionne. Là où la droite affirme, la courbe suggère. Là où la droite tranche, la courbe caresse. Car la courbe est variation, mélange, hétérogénéité.

Cette opposition fondamentale traverse toute l'histoire artistique. D'un côté, les maîtres de la perspective et de la construction géométrique ; de l'autre, ceux qui ont fait de la courbe leur langue maternelle, leur moyen d'expression privilégié pour traduire l'émotion, le mouvement, l'essence même du vivant.

L'infinie variété des courbes : de la sensualité à l'angoisse

Le langage des courbes est d’une grande richesse. Car toutes les courbes ne se ressemblent pas. Elles portent en elles une gamme émotionnelle aussi riche que complexe. Il y a d'abord ces courbes larges et ondulantes, sensuelles et confortables, qui épousent les formes avec une douceur maternelle. Elles évoquent la volupté, l'abandon, la paix retrouvée. Puis viennent les courbes serrées, angoissées, qui se contractent sous l'effet de la tension intérieure, traduisant l'anxiété, la compression de l'âme. Et enfin, ces courbes anarchiques et passionnées, débordantes d'énergie, qui explosent sur la toile comme des cris de liberté, refusant toute contrainte, toute limite imposée.

Cette diversité fait de la courbe un langage universel, capable d'exprimer toute la palette des émotions humaines, de la plus tendre à la plus violente.

Les courbes de la Nature : l'art imitant la vie

La Nature elle-même est maîtresse en courbes. Les courbes du corps féminin, célébration éternelle de la beauté et de la fécondité, ont inspiré des générations d'artistes, de Ingres à Matisse. Les courbes d'un paysage, vallons qui se succèdent, rivières qui serpentent, horizons qui ondulent sous le regard, offrent à l'œil cette satisfaction particulière que procure l'harmonie naturelle. Les courbes d'un serpent, fluides et hypnotiques, incarnent le mouvement pur, la grâce animale dans sa forme la plus épurée. Et les courbes d'un fluide, eau qui coule, fumée qui s'élève, traduisent l'insaisissable, l'éphémère, ce qui échappe à la fixité.

L'artiste, observateur de ces courbes naturelles, ne les copie pas: il les réinvente, les réinterprète, leur donne une seconde vie sur la toile ou le papier.

Trois maîtres incontestés de la courbe

Dans l'histoire de la peinture, trois noms s'imposent comme les virtuoses absolus de la ligne courbe : El Greco, Vincent van Gogh et Francis Bacon.

Domenikos Theotokopoulos, dit “El Greco”,  fait de la courbe un instrument mystique. Ses corps s'étirent vers le ciel dans des élans serpentins, ses draperies ondulent comme des flammes spirituelles. Chez lui, la courbe devient prière, aspiration vers le divin, négation de la pesanteur terrestre.

Vincent van Gogh transforme la courbe en émotion pure. Ses cyprès tourbillonnent vers les étoiles, ses champs de blé ondulent sous un vent invisible, ses nuages se contorsionnent en spirales passionnées. Chaque courbe porte sa souffrance, son extase, son rapport dramatique au monde.

Francis Bacon, enfin, fait de la courbe l'expression de l'angoisse contemporaine. Ses corps se déforment, se tordent dans des spasmes de douleur ou de plaisir, ses visages se décomposent en courbes grimaçantes. Chez lui, la courbe devient cri, révélation de la condition humaine dans sa vérité la plus brutale.

L'anti-courbe : Bernard Buffet ou l'éloge de l'angulaire

Face à ces maîtres de la courbe se dresse une figure paradoxale : Bernard Buffet, l'anti-courbe par excellence. Ses toiles privilégient l'angle aigu, la droite cassante, le trait sec et tranchant, la rupture, …la mort. Buffet refuse délibérément la sensualité de la courbe pour lui préférer l'austérité de l'angulaire. Cette opposition assumée ne fait que mieux révéler, par contraste, la puissance expressive de la ligne

La courbe, éternelle fascination !

« Ces courbes qui nous affolent ! » Cette exclamation résume à elle seule la fascination exercée par la ligne courbe sur l'œil et l'esprit humains. Car la courbe parle directement à notre inconscient, réveille en nous des mémoires primitives : le ventre maternel, le mouvement des vagues, la danse des flammes, tous ces rythmes fondamentaux qui ont bercé l'humanité depuis ses origines.

L'artiste qui maîtrise la courbe détient ainsi un pouvoir particulier : celui de nous émouvoir directement, sans passer par le filtre de la raison. Il touche en nous cette part irrationnelle qui vibre à l'unisson des forces naturelles, cette part qui reconnaît dans la courbe non pas seulement un procédé technique, mais l'expression même du mystère de la vie.